Courriel expédié le 24/04/2014 par un professeur d'université, en réponse à ma demande de présenter un poster lors d'un colloque.

 

Cher Monsieur,

J’ai bien reçu votre courrier du 21 avril, j’en ai pris connaissance ainsi que de votre site web.

Je suis au regret de ne pas pouvoir vous proposer de support de publication ou de conférence pour exprimer vos idées.

Je n’ai malheureusement pas beaucoup de temps à vous consacrer en cette période où je suis submergé de travail mais je tiens à vous répondre pour tenter de souligner les aspects positifs et négatifs de votre travail et je l’espère vous aider dans vos réflexions.

Tout d’abord, je ne suis pas hostile a priori aux idées nouvelles ou différentes. Si je pense effectivement qu’il faut laisser les fouilles aux archéologues, car il s’agit de faire des observations au moyen de méthodes et de techniques spécifiques qui ne s’inventent pas mais s’apprennent (tout comme il serait absurde de laisser n’importe qui jouer au chirurgien), tout le monde a le droit d’avoir des idées, d’émettre des hypothèses et de les exposer. En revanche, l’accès aux revues scientifiques doit être réservé à des chercheurs qui maîtrisent très bien les données relatives à leur problématique et conçoivent leur travail avec rigueur et méthode.

Ce n’est donc pas, à mon sens, un problème de personne ou de fonction, mais de culture spécifique et de méthode d’analyse.

En l’occurrence, votre hypothèse est effectivement fondée sur des données disparates et parcellaires très éloignées dans le temps et dans l’espace et dont la compilation ne justifie pas les idées exposées qui demeurent donc des conjectures. Et vous établissez des généralités à partir de quelques sites et données choisis en négligeant tout ce qui ne va pas dans le sens de votre théorie.

Vous envisagez «  le mégalithisme  » comme un fait unique, alors que celui-ci s’est développé dans diverses régions du monde à des moments divers des dix derniers millénaires. Le tout premier mégalithisme (connu) est d’ailleurs bien antérieur au Ve millénaire, puisqu’il se trouve à Gobekli Tepe dans le sud de la Turquie, dès le Xe millénaire et bien loin des côtes.

Concernant l’Europe occidentale, vous négligez le fait que le mégalithisme n’est qu’un aspect du phénomène de monumentalité qui se développe dès le début du Néolithique moyen, dans la première moitié du Ve millénaire et qui ne commence pas avec le mégalithisme, selon les chronologies qui me semblent pertinentes mais avec des monuments de terre (fossés et tertres) et sans doute de bois. Actuellement les monuments du groupe de Cerny, dans le sud-est du bassin parisien ont des chances d’être les plus anciens connus (les quelques dates très anciennes de la façade atlantique et les chronologies théoriques proposées étant à mon sens discutables). Ces premiers monuments sont à l’évidence funéraires et s’inscrivent dans un processus complexe d’emprise sur le territoire, la volonté ostentatoire de montrer sa présence et probablement dans l’émergence d’élites pour lesquels des monuments destinés à durer sont construits. Car il s’agit de monuments recouvrant des sépultures individuelles dans un premier temps. Ces premiers monuments sont aussi bien loin de toute côte (400 km au minimum) et n’ont probablement rien à voir avec la montée des eaux.

Le développement de la monumentalité sur les côtes atlantiques est lui aussi en lien avec le domaine funéraire (monuments de Carnac etc.) et n’est d’ailleurs pas particulièrement mégalithique dans un premier temps, mais aussi destiné à des sépultures très probablement individuelles.

A l’autre bout de la chronologie de la monumentalité et du mégalithisme néolithique, les monuments comme Stonehenge, au passage un henge comme il en existe beaucoup au départ vers 3000 avant notre ère où le premier monument mégalithique ne sera construit que vers 2500-2300, n’ont à mon sens pas grand-chose à voir avec la mer ou son observation. Il en existe d’autres comme Avebury et surtout cela s’intègre dans une monumentalisation très importante du paysage, en grande partie anthropisé à cette époque avec les monuments funéraires, les cursus (jusqu’à 10 km de long), les tertres géants comme Silbury etc. Pour avoir visité Stonehenge, il y a quelques années, je peux vous garantir que ce n’est pas un bon endroit pour observer la mer  ! ni même les proches cours d’eau…

La répartition des monuments mégalithiques même en Europe occidentale montre très clairement l’absence de lien direct avec la mer. Bien évidemment sur la côte bretonne,  il en est tout autrement, puisqu’il s’agit justement de la côte.

Je ne développe pas plus sur ces aspects, car de nombreux points pourraient encore être évoqués.

Concernant la question de savoir si les populations de l'époque avaient conscience de la montée des eaux, j'aurais, en revanche plutôt tendance à vous suivre... C'est bien possible, au travers d’événements catastrophiques rares mais surtout de la destruction des côtes et de l'insularisation progressives de certaines éminences que les hommes devaient bien connaitre et fréquenter etc. (Mais cela ne concerne donc que certaines populations côtières et non la population néolithique européenne...)

En réalité votre idée d’un lien entre le mégalithisme et la remontée du niveau des océans ne me semble pas nécessairement mauvaise, à condition  :

- de ne pas en faire une généralité concernant l’ensemble du mégalithisme, parce que ce n’est pas un tout mais un ensemble de choses différentes s’insérant dans une monumentalité plus vaste,

- d’observer seulement ce qui concerne certains types de monuments, dont nous ne connaissons effectivement pas la fonction  : les alignements de menhirs, en laissant de côté les monuments funéraires et autres qui ont des fonctions connues, (même là se pose le problème d’alignements de menhirs connus dans diverses régions, parfois très loin de la mer et d’orientations diverses et même changeante au cours du temps),

- d’observer uniquement ce qui se trouve en régions littorales, concernées par votre hypothèse et donc de ne pas l’étendre de façon forcée à des régions et des monuments qui n’ont rien à voir.

En bref, vous concentrer sur la région de Carnac et ses alignements.

Mais même sur cette microrégion et ces monuments très spécifiques, il faut conserver à l’esprit que les alignements s’intègrent dans un ensemble monumental plus large et varié qui n’ont que peu à voir avec votre théorie… et dont l’édification s’échelonne sur plusieurs millénaires.

Enfin, même si l’idée d’un lien entre les (seuls) alignements de Carnac et la remontée du niveau des océans, en établir la preuve scientifique risque d’être très difficile. Pour le moment, les éléments que vous apportez ne sont pas déterminants. Par exemple, le lien avec la mer de certaines représentations est évident, mais pas de toutes, mais ça ne prouve rien. En région côtière, le fait que l’océan fasse partie de la symbolique des populations n’est pas un élément de preuve de votre théorie.

En conclusion, votre idée n’est pas nécessairement plus mauvaise que beaucoup d’autres hypothèses proposées jusqu’alors, si vous la réservez à certains monuments qui pourraient être envisagés dans ce sens, mais  :

- vous ne pouvez pas l’étendre à tout et n’importe où, au prétexte que c’est mégalithique,

- à l’inverse, vous devez garder à l’esprit le tableau général pour observer les autres alignements mégalithiques, leur situation, leur orientation etc. pour éviter de faire dire aux monuments carnacéens ce qu’ils ne peuvent pas dire,

- faire ressortir les spécificités de ces monuments dans leur contexte topographique, géomorphologique etc.

- et enfin chercher des éléments de preuve, des faisceaux d’indices concordants, sur place tout d’abord, puis des récurrences dans d’autres lieux qui pourraient présenter des configurations analogues.

Voilà donc, en quelques mots, mon analyse – certes très rapide – de votre idée, qui, je le répète, pourrait être intéressante si vous respecter la démarche scientifique et ne cherchez pas à extrapoler à partir d’éléments disparates et contestables.

A mon sens, vous pouvez continuer à y réfléchir, parce que ça n’est pas inintéressant.

Très cordialement.